CHAPITRE V
Le drame qui venait de se jouer sur cette station portait une signature : celle des mystérieux ennemis déjà soupçonnés par Seymour.
— Mais comment diable, ont-ils pu surprendre ces pauvres gars ? demanda Lurbeck, une fois que tout le monde eut été réuni dans la salle de pilotage.
Seymour haussa les épaules.
— Ils ont dû prendre leurs précautions. Il est probable qu’ils doivent naviguer à bord d’un de nos vaisseaux. Les gens du relais les ont accueillis sans méfiance.
— Mais enfin, pourquoi ? demanda Cora… pour quelles raisons ?
— C’est pourtant facile à comprendre.
La 128 K 12 est la dernière station à laquelle nous pouvions nous ravitailler en énergie avant de nous élancer vers Timor. En détruisant le relais, ils nous ôtaient tout espoir de franchir le Pourtour.
Peter Mervin fourragea sa tignasse rousse et hocha la tête à plusieurs reprises, puis il murmura :
— Seulement voilà, leur intervention prouve tout de même une chose.
— Laquelle ?
— Ils ne possèdent pas encore le générateur magnétique.
Comme on l’interrogeait du regard, il poursuivit :
— Dame, pourquoi essaieraient-ils de nous bloquer s’ils l’avaient déjà en leur possession ? Hein ? Ils craignent simplement que nous n’arrivions les premiers dans cette course à l’Encelade. C’est évident…
Seymour se retourna. Ses yeux flamboyaient comme des charbons ardents.
— Mervin, vous êtes le logicien le plus remarquable que je connaisse, je vous l’ai toujours dit. Je suis tout à fait d’accord avec vous, mon vieux, et c’est la raison pour laquelle nous poursuivrons notre voyage.
— Et le carburant ?
— A quelle distance, la prochaine station ?
Spencer se pencha sur la carte du bord.
— Quatre cents millions et des poussières…
— Ça fait huit cents aller et retour. Non, c’est inutile. Je pense qu’il vaut autant utiliser nos propres réserves.
— Quatre milliards de kilomètres pour Timor, j’ai établi les coordonnées.
— Je sais. Nous n’utiliserons que quatre réacteurs sur six. Quelle autonomie de route dans ce cas ?
— Avec ce qui nous reste, environ cent cinquante à cent cinquante-cinq heures de vol, répondit Spencer.
— Disons cent soixante à cent soixante-deux, calcula Seymour. C’est ce qu’il va nous falloir pour l’aller et le retour.
— Oui, mais…
— Réduisez l’énergie au minimum. Eclairage coupé dans les cabines. Ventilateurs arrêtés jusqu’à nouvel ordre. Pour la cuisine et le réfectoire, même topo. Les sandwiches remplaceront les grillades.
Il s’engageait déjà dans l’écoutille conduisant au poste de contrôle lorsqu’il se retourna pour ajouter :
— Euh… bien entendu, plus de rasoir électrique. Je vous conseille les bonnes vieilles lames d’autrefois. Mais n’oubliez pas de savonner.
— Commandant…
— Oui ?
— Un instant, je vous prie. Seymour se retourna vers Lurbeck :
— Qu’y a-t-il, Anton ?
Ce dernier désignait les écrans radarscopiques. Deux petits points lumineux dansaient au centre des viseurs cruciformes.
— Regardez, dit-il.
— Quoi ?
— Deux masses en mouvement à l’arrière du vaisseau. Nous sommes suivis.
Dan Seymour traversa la cabine, les sourcils froncés. Il se pencha sur les écrans.
— Quelle distance ?
— Invariable. 12 kilomètres 300.
— Attention ! Changement de direction 8 degrés bâbord sur axe 142. Vitesse en surpuissance 14-W. Nous allons bien voir.
*
* *
O’Connor bondit au poste de pilotage. Ses doigts voltigèrent aussitôt tout au long des tableaux d’ébonite.
On perçut un choc violent, puis un ronronnement aigu montant de la machinerie.
Il y eut une nouvelle vérification sur les radars. Les masses inconnues localisées par les sondes spatiales, un moment désemparées par cette brusque manœuvre, revenaient dans le sillage de l’Aristote.
Cette fois, il ne pouvait y avoir la moindre erreur. Deux appareils, encore impossibles à identifier, donnaient la chasse à l’Aristote. Mais, cette fois, la distance diminuait rapidement.
Les inconnus gagnaient du terrain, et on n’allait certainement pas tarder à les apercevoir à l’œil nu à travers les hublots.
Ils apparurent enfin, grossissant de seconde en seconde, énormes masses d’acier flanquées de six réacteurs latéraux sur un profil en aiguille.
La voix d’O’Connor explosa.
— Commandant, mais, par Sirius, ce sont des fusées terriennes !
Il ne se trompait pas. Il s’agissait effectivement de deux appareils des Forces Spatiales du même type que l’Aristote, et cette constatation amena une expression d’inquiétude sur le visage de Seymour.
— Spencer, jeta-t-il, branchez la radiovision. Etablissez le contact.
Spencer n’alla pas jusqu’au bout de ses manipulations. Les deux appareils, après une manœuvre rapide, encadraient à présent l’Aristote et cette tactique imprévue fit bondir Seymour au milieu de la cabine.
— Ma parole, mais cela m’a tout l’air d’une attaque, s’écria-t-il. Vite, tout le monde au poste de combat.
Traversant la cabine comme un éclair, il se précipita dans la chambre de contrôle au moment même où explosaient les premières bombes magnétiques à quelques centaines de mètres à peine de l’appareil.
Les boules d’énergie éclatèrent, embrasant l’espace de lueurs infernales.
Fort heureusement, la masse énorme de la coque pouvait absorber une très importante quantité d’énergie, mais la résistance du blindage n’était pas suffisante pour supporter une giclée thermique appliquée à la bonne fréquence.
Il convenait donc immédiatement de stopper cette attaque incompréhensible.
— Bordée de tribord, hurla Seymour, les yeux braqués sur le pisteur radarscopique. Quatre unités thermiques.
Les bombes jaillirent de l’Aristote, laissant derrière elles un sillage flamboyant, mais elles dévièrent de l’objectif et explosèrent dans le vide, stoppées par les écrans d’interférence émis par l’appareil ennemi.
L’Aristote partit en avant, dans un bon fantastique accompagné d’un hurlement de machine.
C’était une tactique que Seymour avait appris à utiliser depuis longtemps et qui désarçonnait toujours l’adversaire au moment de la riposte.
L’Aristote frôla l’appareil-cible et grimpa en chandelle au-dessus du deuxième attaquant.
Les jets de force se déclenchèrent simultanément lorsque ce dernier apparut dans la ligne de mire. Moteurs à zéro, il ne broncha pas d’un pouce, surpris par cette manœuvre imprévue.
Ce fut sa perte. Les bombes thermiques l’atteignirent de plein fouet, trouant les blindages et atteignant le cœur du bâtiment, le découpant jusqu’à la machinerie.
Il passa au rouge, puis au blanc verdâtre, et explosa dans une grande flamme aveuglante.
L’instant d’après, il n’était plus qu’une boule laiteuse de métal en fusion en train 4e se diluer dans le vide sombre et glacé.
— 45 degrés bâbord sur axe 148, hurla Seymour.
Une secousse brutale fît bondir l’Aristote, évitant de justesse une torpille «quantique ». Mais celle-ci était mal dirigée. Elle se perdit dans le vide en un poudroiement de matière incandescente.
Pendant quelques secondes, l’Aristote louvoya en direction du dernier vaisseau ennemi, mais soudain un éclair de lumière sinistre jaillit d’un anneau de protection situé à l’avant de la fusée.
Il y eut un choc sourd, d’une violence inouïe, qui ébranla le navire en même temps qu’un bruit d’enfer éclatait à l’arrière.
Seymour se précipita d’un bond et sur l’écran de l’intervision réalisa le danger.
Dix mètres carrés de coque avaient été pulvérisés à la hauteur de la soute 14 et un réacteur avait explosé sous l’impact.
— Mervin, abattez les volets de protection… Vite !
Il était temps. Les compteurs Geiger accusaient déjà la cote d’alerte.
— Mais ils vont nous faire griller complètement, ces salauds-là ! éructa O’Connor. Ah, maintenant c’est trop long. Laissez-le-moi, commandant, je vous garantis que…
— Ça va, mon vieux, amusez-vous, je vous le laisse.
Seymour connaissait l’adresse d’O’Connor. C’était un pointeur d’élite et, une fois encore il lui accorda toute sa confiance.
L’Aristote se rétablit, glissa sur bâbord, fonçant d’une masse vers la fusée ennemie qui, déjà, tentait un renversement spectaculaire.
Dans la seconde qui suivit, la rafale de force partit de l’Aristote, zébrant le vide d’une lueur jaunâtre, et fit mouche.
Du fantastique impact naquit une longue flamme blanche bien au-delà de l’incandescence, accompagnée d’un jet de métal en fusion.
Les bombes thermiques entrèrent alors en action, toujours guidées par O’Connor, et pénétrèrent dans l’échancrure de la coque.
Ce fut brutal. Le vaisseau se désintégra d’une pièce et il n’y eut plus qu’un gros nuage de poussière scintillante en train de gonfler démesurément.
— Bravo, mon vieux, jeta Seymour à O’Connor, c’était du beau travail.
Il franchit l’écoutille, se laissa tomber dans la salle de pilotage et se rétablit devant Mervin et Cora.
Déjà, ces deux derniers achevaient de contrôler les dégâts occasionnés et l’avarie, telle qu’elle apparaissait à présent, était encore plus grave qu’on ne l’avait d’abord soupçonné.
Un réacteur était complètement hors d’usage et une partie de la poupe n’était qu’un amas de ferraille tordue sous le choc violent de la décompression.
Mais, ce qu’il y avait de plus alarmant encore, c’étaient les réserves de vivres soumises à un bombardement neutronique très intense.
On s’organisa sur-le-champ et ce n’est qu’au bout d’une demi-heure que l’on put faire le bilan exact de la situation. Toutes les réserves de nourriture étaient hors d’usage, à part quelques rations miraculeusement préservées de la radioactivité à l’intérieur du réfectoire.
Lurbeck fit la grimace et déclara :
— Il reste encore trois boîtes de pilules nutritives, mais c’est loin d’être suffisant.
— Nous nous rationnerons, répliqua Seymour.
— Nos désintégrateurs sont hors d’usage, ajouta Cora. Nous sommes à la merci de la moindre météorite.
— A nous de les éviter… Ensuite ?
— Nous ne franchirons jamais les Tourbillons galactiques.
— Nous utiliserons l’hyperespace en cas de coup dur.
— Ce combat vient de nous coûter une trentaine d’heures d’énergie.
Seymour secoua la tête.
— Merci de cette précision, capitaine-major. Restriction totale et sur toute la ligne à partir de maintenant. Nous conservons l’énergie uniquement pour la propulsion. Est-ce tout ?
Cora eut une légère hésitation devant le regard impénétrable de Seymour, toujours braqué sur elle.
— Oui, dit-elle. Je voulais seulement savoir jusqu’où pouvait aller votre entêtement.
— Eh bien ! Vous êtes fixée.
Il plongea la main dans une boîte, ramena quatre pilules nutritives qu’il tendit à la jeune femme.
— Votre ration de la journée, ma chère…